Apparences
Coup de fil en milieu d'après midi, une femme inconnue souhaite un rendez-vous rapide. Sa compagne a accouché il y a quelques semaines et l’allaitement se révèle difficile. Leur bébé pleure beaucoup, ne prends pas assez de poids. Inquiétude, fatigue, elles sont à bout. De passage chez des amis, ils leur ont suggéré d’appeler le cabinet.
Je les accueille un peu plus tard. L’une très grande, costaud, carrée, cheveux coupés très court, vêtue d’un jean informe et d’une très large chemise à carreau, porte une mallette métallique qui évoque les valises de bricolage. L’autre, petite, fluette, une longue mèche de cheveux balayant son visage, me présente leur bébé lové contre son pull moelleux.
Je ne peux avoir de certitude quant à la mère « biologique » mais, au vu de leur présentation respective, la distribution des rôles me parait évidente. Ne voulant pas donner le sentiment d’un jugement arbitraire, je prends soin lors de nos premiers échanges de ne pas sembler désigner celle qui allaite.
Bien m’en a pris car au fil de la discussion, je comprends mon erreur. Celle qui vient d’accoucher est la plus grande … et lorsqu’elle ouvre sa boite à outil, c’est un tire-lait qui apparait.
Penaude, je me surprends en flagrant délit d'inepte préjugé.
Nous passons un long moment à décrypter les difficultés de cet allaitement. Inquiètes pour leur bébé, elles me semblent avoir été plutôt mal conseillées, notant avec attention les tétées, n’osant pas s’affranchir d'un délai minimal de deux heures, tentant de stimuler la lactation avec un tire-lait, évidemment sans résultat puisque l’appareil, devenu baromètre de la production maternelle, est le lieu de toutes les tensions. D'évidence, il faut d'abord restaurer leur confiance.
Nous reprenons tout cela posément, pesons le petit qui s’est réveillé entre temps. J’accompagne ensuite sa mise au sein pour observer sa position et sa succion. Le bébé tète avec application, sous le regard attentif et ému de ses parents. Quelques phrases rassurantes sur son tonus, son éveil et autres signes positifs évidents les apaisent.
Je propose encore quelques pistes. Il faudrait nous revoir mais elles repartent très tôt le lendemain.
Au moment de me régler, elles tendent une carte bancaire. Je n’ai pas de lecteur de carte, elles n’ont pas de chéquier. L’une et l’autre s’affairent à vider leur fond de poche pour réunir les 17 euros de la consultation.
Malgré leur recherche appliquée, le compte n’y est pas tout à fait. Elles s’en désolent et me demandent de leur indiquer la banque la plus proche. Il est déjà tard, j’ai encore un rendez-vous qui m’attend mais surtout cette rencontre a été lumineuse. La qualité de leur présence, leur extrême attention l'une à l'autre et à leur enfant m’ont plus que touchée. J'assure que je ne suis pas à quelques euros près et leur souhaite une belle route.
Je reçois le couple suivant, le dernier de la journée. Plus tard, j’entends encore deux fois le grelot de la porte, m'informant que quelqu’un est entré et reparti. Rien d'étonnant, divers documents sont à disposition et chacun peut venir les emprunter.
En raccompagnant les parents, j’aperçois une enveloppe posée sur un fauteuil de la salle d’attente. Signée de leurs deux prénoms, elle contient un billet de banque et juste un mot, "merci".
Elles ont pris le temps d'errer dans cette ville inconnue pour trouver un distributeur puis de revenir jusqu’au cabinet déposer cette enveloppe.
J'ai reçu ce soir là bien plus que quelques euros manquants.
Merci à vous pour cette si belle rencontre.