Impair et manque
Elle est seule quand je viens la chercher en salle d’attente. Un signe de la main pour me demander de patienter : un rapide coup de portable pour appeler son homme resté à fumer sur le parking.
Elle l’accueille d’un regard noir.
La consultation débute par quelques questions rituelles, «Comment allez-vous ? Que s’est-il passé depuis notre dernière rencontre ?» Elle répond brièvement, le visage fermé. Lui, silencieux, se tasse un peu plus sur son fauteuil à chacune de ses réponses laconiques.
Puis elle annonce avec force, «J’ai arrêté, je ne fume plus».
Au tout début de sa grossesse, elle avait fait l’effort de diminuer drastiquement sa consommation de tabac, passant de plus d’un paquet par jour à une cigarette après chaque repas.
Ravie de trouver un point d’entrée positif, je la félicite et lui demande depuis quand elle a cessé toute consommation.
«Depuis ce matin ! Puis elle ajoute, accompagnant les mots d’un regard encore plus noir vers son compagnon, c’est lui qui m’oblige».
Aie ! Mes compliments apparaissent un peu prématurés et mon point d’entrée pas si positif. Changement de tactique, je me tourne vers le père
«- C’est vrai, c’est vous qui lui demandez ?
- Oui, c’est pas bien pour le bébé.
J’en conviens tout en soulignant le très grand effort de sa compagne pendant ce premier trimestre de grossesse.
- Mais vous Monsieur, vous fumez ?
- Oui, pas beaucoup, moi je ne suis pas dépendant ! assure t-il fièrement. Je ne fume que deux ou trois cigarettes chaque jour.
- Si vous n’êtes pas dépendant, vous pourriez facilement arrêter ? Ce serait un soutien pour elle.
- Je pourrais oui, mais elle ne me l’a pas demandé
Regard noir corbeau.
- Si je te l’ai demandé !
- Ah bon ? mimant maladroitement l’innocence...
- Tu sais bien que oui ! »
Le silence se réinstalle.
L’accroche tabac ne semble qu’un prétexte ; ces deux là ont autre chose à régler mais quand je tente quelques perches, elle se bute. Visiblement, ce n’est pas mon rôle. Je suis là pour prendre sa tension, lui faire écouter le cœur de son bébé, prescrire les examens nécessaires mais surement pas pour évoquer ses démêlés conjugaux.
Je monologue brièvement, souhaitant leur proposer quelques pistes ; l’illusion de la similitude mise à mal par la grossesse qui vient si fort marquer féminin et masculin, l'équilibre à retrouver dans le couple quand tous ses repères sont chamboulés, l’intérêt de chercher à comprendre ce que l’autre ressent et de traduire son propre ressenti sans porter d’accusation.
Je reviens à la consultation, termine sur quelques mots badins, parviens à les faire sourire…
Enfin, leurs regards se croisent.
Sont-ils repartis un tout petit peu plus légers ?
PS : ce blog a eu 3 ans hier. Il ne s'essouffle pas - encore - vraiment mais je constate qu'il change peu à peu de forme ; moins de récits, plus d'interventions "militantes"... Vos remarques et attentes sont les bienvenues.