Soumettre
Juin 79. J'obtiens le saint-papier. Le diplôme d'état qui m’est remis avec toute la solennité requise vient me libérer de mes entraves.
L'école de sage-femme portait bien son nom ; nous étions des "élèves", n’ayant pas droit au statut plus valorisant d'étudiant... Fallait piquer des tickets aux copains de fac pour pouvoir manger au resto-U. Vingt-deux élèves donc dans ma promotion dont un petit tiers rapidement catalogué rebelle après une timide grève protestant contre les conditions de stages hospitaliers où nous étions corvéables à merci. Toutes nos années d'études, cette mauvaise réputation nous poursuivra.
C'est peu dire que j’étais soulagée de quitter ce système infantilisant, exigeant une soumission sans faille, interdisant toute velléité critique.
Quelques semaines avant la fin de mes études, on me laisse miroiter un poste au centre hospitalier ; pas si rebelle que ça, la perspective d'une embauche m'évitant de bousculer ma vie personnelle par un déménagement me séduit. L'une des sages-femmes est en arrêt maladie. Pour prouver ma volonté d'intégrer le service, la surveillante me demande d'assurer son remplacement. Mes horaires sont bien supérieurs aux horaires officiels de stage, et bien évidemment bénévoles puisque je ne suis toujours qu'une élève. Corvéable jusqu'au bout car, quand je postule officiellement à la fin de ce remplacement, je suis recalée. Le service n' a rien à me reprocher mais l'on me rappelle ma "réputation de rebelle" !
Je n'ai compris que plus tard l'immense chance d'avoir ainsi échappé au rouleau compresseur hospitalier.
Eté 79, en prenant mon premier poste dans une petite maternité à 300 km de là, je change de monde…
Automne 79, revenue passer quelques jours dans la ville de mes études, je fais un petit tour au CHU à l’heure de la relève. Je voudrais partager un peu de mes premières expériences professionnelles avec mes anciennes collègues. L'une d'elle est là, qui faisait elle aussi partie des rebelles...
La porte du bureau des sages-femmes est ouverte. Elle est assise à la table, de dos et semble plongée dans la lecture des dossiers. Je me réjouis d'aller la surprendre. En faisant les quelques pas qui nous séparent, je remarque le prétentieux manteau de - fausse ?- fourrure posé sur le dos de sa chaise.
En retrait, j’observe son index manucuré tourner avec élégance les pages d'un quelconque magazine féminin. Puis elle relève la tête, désigne de ce même index les étudiantes présentes chacune à leur tour en leur distribuant les tâches. Le ton impératif ne tolère pas la contradiction. Des consignes sèches et brèves ; pas d’espace pour les questions, les explications... Il ne s'agit pas de former mais de se décharger au maximum sur les "élèves" du travail du service. A leur tour d’être intensément corvéables.
Nos retrouvailles sont de courte durée. Je m’enfuis.
Cette scène m'est revenue lors d'une conversation avec une jeune femme ayant repris des études de sage-femme après plusieurs années d’exercice professionnel dans un tout autre domaine. Elle pensait son expérience et sa maturité comme des atouts. Son premier stage vient de lui démontrer le contraire... Comme il y a trente ans, on attend d'elle docilité et soumission. Comme il y a trente ans, le petit sadisme ordinaire s'exerce, se gardant bien de lui donner les codes de ce nouvel univers pour lui reprocher ensuite de ne pas les respecter.
Au dernier jour du stage, on l'abreuve de remarques à la fois tardives et négatives sans aucun mot encourageant sur les quatre semaines écoulées. Il lui faut courber l'échine.
Encore quatre ans.