Délaissée
Rencontre impromptue hors du cadre professionnel, bavardage poli un verre dans une main et un petit-four dans l’autre, elle est esthéticienne, j’explique que je suis sage-femme.
Elle a beaucoup à dire sur ce métier, elle a d’ailleurs accouché il y a quelques mois, justement dans la maternité où je travaille et elle en est extrêmement mécontente.
Difficile de ne pas l’encourager à m'en préciser les raisons.
Débute un long monologue ; arrivée en travail, à peine accueillie, elle est immédiatement installée dans une chambre avec pour seule information « ce n’est pas pour tout de suite ». Elle reste seule avec son compagnon, livrés à eux-mêmes alors que ses contractions sont très douloureuses. Elle sonne à plusieurs reprises mais personne ne vient la voir. Lassé de cette attente, son mari part à la recherche du personnel dans le couloir et ramène la première bouse blanche qu’il arrive à happer «par chance, c’était une sage-femme». Elle lui confirme l’imminence de l’accouchement et l’emmène en salle de naissance.
La blouse blanche disparait. Allongée sur le lit, les pieds dans des étriers métalliques, elle pousse. A ses cotés, une autre blouse - rose cette fois ci - brandit des ciseaux.
Consciente que son périnée "est trop serré", elle interpelle la blouse rose «qu’est ce que vous attendez pour me faire une épisiotomie ? »
«Je ne peux pas, je ne suis pas sage-femme » !
Alors, dans un dernier effort, elle se relève sur le lit, déchire son périnée avec ses doigts pour faire place à son enfant et le fait naitre…
Je reste sans voix devant ce récit apocalyptique. Elle poursuit sur son séjour tout aussi calamiteux - me donnant au passage quelques détails complémentaires qui me permettent de mémoriser le prénom de sa fille et sa date de naissance - et conclut pleine d’amertume que jamais elle ne remettra les pieds là bas. Bien évidemment.
A ma garde suivante, je consulte le registre et trouve le dossier correspondant, date, prénom, profession, tout colle…
Elle est arrivée 1h30 avant son accouchement, a été directement installée en salle de naissance. Les nombreux commentaires de la sage-femme sur le partogramme (notre feuille de route) montrent qu’elle était, sinon toujours, au moins très régulièrement présente. Enfin, surtout, son périnée n’a aucunement souffert, ni épisiotomie, ni déchirure, pas l’ombre d’un point.
Cette rencontre stupéfiante se rappelle à moi chaque fois qu’un témoignage me donnerait envie de m’en prendre à une équipe, un praticien.
Une histoire racontée avec tant de sincérité mais si éloignée de la réalité.
Je n'ai pas d'explication sur ce décalage, mais une hypothèse, l'obésité de cette femme, certainement difficile à vivre dans ce métier de l'esthétique. Dans son souvenir, elle a mis au monde son enfant toute seule, avec courage et abnégation. Cette naissance revisitée serait-elle le moyen de retrouver une estime de soi mise à mal par les standards actuels ?