Pour son premier enfant, elle se pensait prête à affronter l’accouchement, capable selon ses propres termes, «de déplacer des montagnes » pour mettre son bébé au monde. La péridurale n'était pas encore banalisée et la maternité lui imposait de faire un choix définitif avant la fin de la grossesse. Convaincue de sa propre force, de sa capacité à dépasser la douleur pour donner la vie, elle avait opté pour l’absence d’analgésie.
Son travail a été long, douloureux, vécu sans autre soutien que celui de son homme, démuni devant sa souffrance. La sage-femme l’a renvoyée à son refus de péridurale et lui a déniée toute autre forme d’aide. Débordée par la violence de ses sensations, elle a dans les premiers instants refusé de voir ou de toucher son enfant, lui reprochant d’être à l’origine de ces heures difficiles.
Des années plus tard, ses larmes coulent encore à l'évocation de ces moments.
Pour le second, sans hésitation aucune, elle fait le choix inverse. La naissance se passe sereinement, sans douleur. Elle peut accueillir son nouveau-né dans la douceur.
Nous nous rencontrons lors de sa troisième grossesse. Dès le début de nos échanges, elle assène avec force qu’elle mesure parfaitement ce qu’est un accouchement, que ce prochain enfant naitra également sous péridurale. Elle ne vient en préparation à la naissance que pour mieux savourer les neufs mois précédents.
Sa quête est autre mais elle ne le sait pas encore tout à fait.
Tout au long de nos entretiens, je tente de l’amener à considérer cette nouvelle grossesse de façon différente, sans se référer à son expérience passée. Nous évoquons ce qui peut se vivre dans le temps de l’accouchement pour peu que l’on soit confiante, entourée et soutenue. Douleur, plaisir, dépassement de soi et accomplissement peuvent s’entremêler.
Nos conversations sont denses. Elle est dans le même temps désireuse d’accéder à un autre vécu et terrifiée par le souvenir du premier enfantement.
Bien que l’incertitude lui soit inconfortable, elle accepte de reporter la décision de péridurale au jour J, assurée que sa demande sera respectée quel qu’en soit le moment.
Presque sans surprise, elle entre en travail au cours d’une de mes gardes. Nous nous sommes quasi donné rendez vous la veille, lors de la dernière séance de préparation à la naissance.
Elle arrive souriante. Elle tolère bien les sensations et l’annonce d’une dilatation déjà avancée la rassure encore.
Au bras de son homme, elle chemine dans les couloirs de la maternité. Pendant les contractions, elle prend appui sur les rampes de bois, fixées au mur à bonne hauteur. Elle s'étire, parfois vers le haut en repoussant la barre bras tendus, parfois vers le bas, en s’y accrochant accroupie. A d'autres moments, c’est au cou de son homme qu’elle se suspend, jambes fléchies. Puis elle reprend sa marche.
Elle demande ensuite à prendre un bain et la dilatation s’y poursuit paisiblement.
Son bébé commence à bien appuyer, et elle souhaite sortir de l’eau. Le changement de position, la pression sur le col, la perte de la détente apportée par l’eau chaude font ressurgir les souvenirs douloureux.
Son regard se voile, elle a mal mais surtout elle a peur.
Elle est assise sur le tabouret d’accouchement, son homme et moi à ses cotés, attentifs et silencieux, nos mains croisées dans les siennes. Ses yeux passent de l’un à l’autre, trouvant dans notre regard le soutien dont elle a besoin.
Force et confiance échangées.
A la fin de cette contraction, elle sourit, et les suivantes passent à nouveau sans encombre.
L’envie de pousser s’impose. Son homme se place derrière elle, toujours assise/accroupie sur le tabouret. Il l’entoure de ses bras en équerre et elle s’agrippe à ses poignets. Quelques souffles, un long son de gorge, et la tête apparait. Elle lâche les mains de son compagnon, vient toucher le crane, puis l’enfant tout entier qui glisse entre ses jambes, pour l’accueillir et le serrer contre elle. Elle reste ainsi, les yeux fermés, sereine et radieuse.
Complice, son petit ne pleure pas mais respire paisiblement, blotti contre sa mère, doublement soutenu des mains superposées de ses parents.
Elle dit ensuite «la première fois, j’étais contre mon bébé, la seconde fois à coté et cette fois-ci avec lui»…
Bien plus tard, elle m’a confié que cette naissance a été un renouveau magnifique dans son parcours de femme, que toute sa vie en a été changée.